Elle
était là, tapie dans l’ombre d’une impasse, au détour d’une
artère perdue. Elle se tenait là, cachée au beau milieu d’un
dédale de couloirs vacants et peut-être mal famés, entre les
mailles sombres de ce filet que j’avais moi-même tendu et qui
invariablement finissais par me prendre. Et elle m’attendait !
Discrète et imperturbable, comme ayant toujours su que mes pas
inévitablement me conduiraient vers elle. J’ignore depuis combien
de temps elle m’épiait ainsi. Sans doute depuis longtemps, car
elle semblait bien me connaître, au courant de mes penchants et de
mes aversions, sachant que je passerai ici plutôt que là,
confortant l’emplacement stratégique où elle m’attendrait. Elle
me guettait donc, comme un prédateur guette sa proie :
parfaitement camouflée, m’observant de loin ; flairant mon
odeur sous le vent ; me laissant, l’air de rien, m’approcher,
inconscient du danger ; attendant avec une infinie patience le
moment propice – qui ne manquerait pas de survenir – où je
commettrai l’erreur fatale de venir assez près, pour tenter une
attaque. Et, bien entendu, c’est ce qui arriva : elle se jeta
sur moi ! Mais d’un bond très étrange, au ralenti. Elle me
recouvrit telle une marée sournoise que l’on ne sent pas monter,
jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’elle ait tout noyé ;
faisant le vide autour d’elle, creusant son sillage dans ma tête,
où je me pris les pieds et tombai à sa merci. Et ne pensai plus dès
lors qu’à ma mort imminente !
⁂
J’ignore
si pour vous c’est la même chose, mais de temps à autre, tandis
que je suis en train de réfléchir à tout et n’importe quoi,
peut-être à force de trop laisser la bride sur le cou de mes idées,
au bout d’un moment ces dernières m’échappent et deviennent
macabres : je pense à la mort ! À ma mort ! Que
j’imagine advenir très vite, ne m’accordant tout au plus que
quelques heures de sursis.
Ma
première réaction est étrangement calme et détachée. Elle me
surprend moi-même car, contre toute attente, ce que je ressens
d’abord n’est pas de la peur mais de la curiosité, une espèce
d’étonnement incrédule qui force l’introspection. Je suis très
intrigué, pas tant parce que je pense brusquement et sans raison à
ma mort, ni à cause de la mort elle-même, que par la manière dont
survient cette pensée familière et hors de propos. Car au départ,
avant qu’elle ne se manifeste, mon esprit est tout entier tourné
vers d’autres sujets assurément moins graves. Puis, sans cause
apparente, sans que j’ai l’impression d’y être pour quelque
chose, ni même que je m’en rende compte, mes pensées dérivent.
Petit à petit, de manière insidieuse, elles convergent vers ce
présage de ma mort prochaine qui finira par me bouleverser, altérant
le cours tranquille de mes réflexions et suscitant autour de cette
vision morbide tout un questionnement très perturbant.
C’est le début de mon agitation !
Je me demande avec effroi s’il ne s’agirait pas d’une
prémonition, quelque résurgence du subconscient dont les rouages
largement mystérieux seraient capables de prédire certains
événements à venir. Et j’éprouve alors une grande angoisse, une
panique paralysante ! Pas parce que je crains de mourir, mais
bien à cause de l’urgence présumée de cette conclusion. Il est
difficile d’anticiper un tel départ définitif, précipité de
surcroît, comme décidé sur un coup de tête irrémédiable et
irresponsable qui ferait fi des circonstances. Du coup, je réalise
qu’il me reste encore beaucoup de choses à faire, que trop
demeurent en suspens, que je suis trop confiant par rapport au temps
qu’il me reste, que je néglige cette éventualité, que je ne suis
pas préparé à l’accepter ; qu’avant de m’éclipser, je
dois mettre de l’ordre dans mes affaires. Je pense à ceux qui
resteront, à ce que je vais leur léguer. Pas les biens matériels
qui n’ont à mes yeux aucune importance, mais une image de moi-même
que je souhaiterais transmettre au travers d’accomplissements
auxquels j’accorde de la valeur. Car je refuse l’idée de ne rien
laisser, ou trop peu, pas suffisamment pour imprégner les mémoires.
Et je voudrais que ce soit le meilleur, ne pas abandonner derrière
moi la trace d’épisodes que je préfère oublier. Car je suis
comme tout le monde : j’ai mes secrets enfouis, un côté
obscur dont je redoute qu’il assombrisse d’autres souvenirs que
les miens. Non que j’aie commis d’affreuses choses, il s’agit
plutôt d’errements, de moments d’égarements, de mauvais plans.
De vieilles erreurs pour lesquelles depuis longtemps il y a
prescription, mais qui me hantent encore parfois et qui, pour
l’occasion, me font culpabiliser, me comporter en hors-la-loi qui
doit faire attention à chaque détail, envisager tous les scenarii,
déduire leurs corollaires, afin de prévenir le moindre indice
susceptible de l’incriminer !
Le
plus affolant dans la mort est de ne rien savoir, à propos de la
mort elle-même et à propos de ce qui l’entoure. L’état de mort
n’est pas en soi si terrifiant car, personne n’ayant jamais pu en
témoigner, il demeure pour chacun de nous une pure abstraction. Ce
qui terrorise c’est l’idée que l’on se fait de la mort, c’est
d’imaginer la souffrance qui peut précéder ainsi que le néant
qui suivra. En l’occurrence, ce qui m’effraie le plus est de
tomber dans l’oubli, de partir sans laisser de trace, de
disparaître complètement, autant spirituellement que
corporellement. Quand toute la complexité de mon être se résumera
à quelques souvenirs éphémères, brièvement entretenus par une
poignée de vestiges que le temps érode et bientôt effacera
totalement des mémoires futures. Comme ces images qui jaunissent et
s’estompent, oubliées entre les pages d’un vieil album dont les
feuilles se fossilisent ou au fond d’une boite mangée par la
poussière, ou – plus probable aujourd’hui – définitivement
détruites avec toutes les données d’un support numérique qui un
jour ou l’autre cessera de fonctionner ou qu’on ne saura plus
lire !
Oui,
j’ai une crainte épouvantable du néant. Je n’arrive pas à me
faire à l’idée d’être irrévocablement exclu de ce qu’il
adviendra après moi. Je pense à mes proches évidemment, à mes
enfants surtout que j’ai envie d’accompagner dans leur vie le
plus longtemps possible. Au monde également, à son évolution, aux
progrès inimaginables qui seront accomplis, au pire aussi
malheureusement, etc. Brusquement, tandis que j’imagine ma fin, ces
questions me submergent, des interrogations pressantes, subitement
essentielles, dont les réponses seront à jamais perdues, vidées de
toute substance, anéanties dans le vide infini de ma disparition !
Heureux ceux qui croient en une autre vie après la mort !
J’aimerais me compter parmi eux, avoir cet espoir auquel me
raccrocher. Mais j’en suis incapable. Rien ne parvient à me
persuader que la mort n’est pas un point final. Peut-être suis-je
trop cartésien pour ça. Peut-être ai-je une foi trop absolue dans
les lois de la nature, convaincu que toute évolution n’est
possible qu’en multipliant et accumulant les expériences ; ce
qui implique que chaque tentative doit être limité dans le temps,
afin de permettre une conclusion, la consolidation de l’expérience
acquise, son examen avec un œil neuf pour en dégager de nouvelles
connaissances qui viendront à leur tour enrichir les expériences
suivantes, selon un cycle sans fin. En bref, je crois que la mort est
une étape nécessaire au progrès de la vie. Il me semble que toute
génération présente, ayant atteint puis franchi son apogée,
finirait toujours par se résigner et au mieux stagner si elle ne
savait son extinction inévitable. Sa condamnation est la garantie
qu’elle ne pourra à long terme concurrencer et par là éclipser
la génération suivante ; n’ayant d’autre choix pour
perdurer que la perpétuation de l’espèce, d’autre issue que de
transmettre sa propre expérience à la jeunesse balbutiante :
génération porteuse du changement, autrement dit d’un potentiel
d’évolution.
Je
n’arrête pas de réfléchir à cette irruption régulière de la
mort dans le cours de ma pensée. Cela en devient presque une
obsession. Et plus j’y songe, plus il me semble que derrière cette
rechute sépulcrale se cachent les puissants débordements de la vie
même. La vie qui cherche en permanence et par tous les moyens à
s’évader de la prison mentale ou la raison tente de la contenir,
pour forcer la prise de conscience de l’inéluctabilité de la
mort, et en quelque sorte exorciser cette dernière. Et plus je
reviens sur les questions que m’inspire l’idée de mourir demain,
plus je m’aperçois qu’elles ne portent pas sur la mort elle-même
mais sur son « après » :
cette
ultériorité conjecturale
toute
entière
incarnée
dans la
fatalité
frustrante
qui m’interdira « d’y être » ; une prospective
anxiogène qui m’écarte à jamais de ce qu’il adviendra. En
somme, un questionnement fébrile non sur le passé mais sur
l’avenir, une sorte de curiosité maladive
exacerbée
par la certitude
qu’elle ne pourra
jamais être
assouvie.
Ce qui n’est pas tant le signe d’une résignation, que celui
d’une irrésistible pulsion de vie !
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