2013-06-21

"Prophylaxie de la mort sûre…"

Elle était là, tapie dans l’ombre d’une impasse, au détour d’une artère perdue. Elle se tenait là, cachée au beau milieu d’un dédale de couloirs vacants et peut-être mal famés, entre les mailles sombres de ce filet que j’avais moi-même tendu et qui invariablement finissais par me prendre. Et elle m’attendait ! Discrète et imperturbable, comme ayant toujours su que mes pas inévitablement me conduiraient vers elle. J’ignore depuis combien de temps elle m’épiait ainsi. Sans doute depuis longtemps, car elle semblait bien me connaître, au courant de mes penchants et de mes aversions, sachant que je passerai ici plutôt que là, confortant l’emplacement stratégique où elle m’attendrait. Elle me guettait donc, comme un prédateur guette sa proie : parfaitement camouflée, m’observant de loin ; flairant mon odeur sous le vent ; me laissant, l’air de rien, m’approcher, inconscient du danger ; attendant avec une infinie patience le moment propice – qui ne manquerait pas de survenir – où je commettrai l’erreur fatale de venir assez près, pour tenter une attaque. Et, bien entendu, c’est ce qui arriva : elle se jeta sur moi ! Mais d’un bond très étrange, au ralenti. Elle me recouvrit telle une marée sournoise que l’on ne sent pas monter, jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’elle ait tout noyé ; faisant le vide autour d’elle, creusant son sillage dans ma tête, où je me pris les pieds et tombai à sa merci. Et ne pensai plus dès lors qu’à ma mort imminente !


J’ignore si pour vous c’est la même chose, mais de temps à autre, tandis que je suis en train de réfléchir à tout et n’importe quoi, peut-être à force de trop laisser la bride sur le cou de mes idées, au bout d’un moment ces dernières m’échappent et deviennent macabres : je pense à la mort ! À ma mort ! Que j’imagine advenir très vite, ne m’accordant tout au plus que quelques heures de sursis.

Ma première réaction est étrangement calme et détachée. Elle me surprend moi-même car, contre toute attente, ce que je ressens d’abord n’est pas de la peur mais de la curiosité, une espèce d’étonnement incrédule qui force l’introspection. Je suis très intrigué, pas tant parce que je pense brusquement et sans raison à ma mort, ni à cause de la mort elle-même, que par la manière dont survient cette pensée familière et hors de propos. Car au départ, avant qu’elle ne se manifeste, mon esprit est tout entier tourné vers d’autres sujets assurément moins graves. Puis, sans cause apparente, sans que j’ai l’impression d’y être pour quelque chose, ni même que je m’en rende compte, mes pensées dérivent. Petit à petit, de manière insidieuse, elles convergent vers ce présage de ma mort prochaine qui finira par me bouleverser, altérant le cours tranquille de mes réflexions et suscitant autour de cette vision morbide tout un questionnement très perturbant.

C’est le début de mon agitation ! Je me demande avec effroi s’il ne s’agirait pas d’une prémonition, quelque résurgence du subconscient dont les rouages largement mystérieux seraient capables de prédire certains événements à venir. Et j’éprouve alors une grande angoisse, une panique paralysante ! Pas parce que je crains de mourir, mais bien à cause de l’urgence présumée de cette conclusion. Il est difficile d’anticiper un tel départ définitif, précipité de surcroît, comme décidé sur un coup de tête irrémédiable et irresponsable qui ferait fi des circonstances. Du coup, je réalise qu’il me reste encore beaucoup de choses à faire, que trop demeurent en suspens, que je suis trop confiant par rapport au temps qu’il me reste, que je néglige cette éventualité, que je ne suis pas préparé à l’accepter ; qu’avant de m’éclipser, je dois mettre de l’ordre dans mes affaires. Je pense à ceux qui resteront, à ce que je vais leur léguer. Pas les biens matériels qui n’ont à mes yeux aucune importance, mais une image de moi-même que je souhaiterais transmettre au travers d’accomplissements auxquels j’accorde de la valeur. Car je refuse l’idée de ne rien laisser, ou trop peu, pas suffisamment pour imprégner les mémoires. Et je voudrais que ce soit le meilleur, ne pas abandonner derrière moi la trace d’épisodes que je préfère oublier. Car je suis comme tout le monde : j’ai mes secrets enfouis, un côté obscur dont je redoute qu’il assombrisse d’autres souvenirs que les miens. Non que j’aie commis d’affreuses choses, il s’agit plutôt d’errements, de moments d’égarements, de mauvais plans. De vieilles erreurs pour lesquelles depuis longtemps il y a prescription, mais qui me hantent encore parfois et qui, pour l’occasion, me font culpabiliser, me comporter en hors-la-loi qui doit faire attention à chaque détail, envisager tous les scenarii, déduire leurs corollaires, afin de prévenir le moindre indice susceptible de l’incriminer !

Le plus affolant dans la mort est de ne rien savoir, à propos de la mort elle-même et à propos de ce qui l’entoure. L’état de mort n’est pas en soi si terrifiant car, personne n’ayant jamais pu en témoigner, il demeure pour chacun de nous une pure abstraction. Ce qui terrorise c’est l’idée que l’on se fait de la mort, c’est d’imaginer la souffrance qui peut précéder ainsi que le néant qui suivra. En l’occurrence, ce qui m’effraie le plus est de tomber dans l’oubli, de partir sans laisser de trace, de disparaître complètement, autant spirituellement que corporellement. Quand toute la complexité de mon être se résumera à quelques souvenirs éphémères, brièvement entretenus par une poignée de vestiges que le temps érode et bientôt effacera totalement des mémoires futures. Comme ces images qui jaunissent et s’estompent, oubliées entre les pages d’un vieil album dont les feuilles se fossilisent ou au fond d’une boite mangée par la poussière, ou – plus probable aujourd’hui – définitivement détruites avec toutes les données d’un support numérique qui un jour ou l’autre cessera de fonctionner ou qu’on ne saura plus lire !

Oui, j’ai une crainte épouvantable du néant. Je n’arrive pas à me faire à l’idée d’être irrévocablement exclu de ce qu’il adviendra après moi. Je pense à mes proches évidemment, à mes enfants surtout que j’ai envie d’accompagner dans leur vie le plus longtemps possible. Au monde également, à son évolution, aux progrès inimaginables qui seront accomplis, au pire aussi malheureusement, etc. Brusquement, tandis que j’imagine ma fin, ces questions me submergent, des interrogations pressantes, subitement essentielles, dont les réponses seront à jamais perdues, vidées de toute substance, anéanties dans le vide infini de ma disparition ! Heureux ceux qui croient en une autre vie après la mort ! J’aimerais me compter parmi eux, avoir cet espoir auquel me raccrocher. Mais j’en suis incapable. Rien ne parvient à me persuader que la mort n’est pas un point final. Peut-être suis-je trop cartésien pour ça. Peut-être ai-je une foi trop absolue dans les lois de la nature, convaincu que toute évolution n’est possible qu’en multipliant et accumulant les expériences ; ce qui implique que chaque tentative doit être limité dans le temps, afin de permettre une conclusion, la consolidation de l’expérience acquise, son examen avec un œil neuf pour en dégager de nouvelles connaissances qui viendront à leur tour enrichir les expériences suivantes, selon un cycle sans fin. En bref, je crois que la mort est une étape nécessaire au progrès de la vie. Il me semble que toute génération présente, ayant atteint puis franchi son apogée, finirait toujours par se résigner et au mieux stagner si elle ne savait son extinction inévitable. Sa condamnation est la garantie qu’elle ne pourra à long terme concurrencer et par là éclipser la génération suivante ; n’ayant d’autre choix pour perdurer que la perpétuation de l’espèce, d’autre issue que de transmettre sa propre expérience à la jeunesse balbutiante : génération porteuse du changement, autrement dit d’un potentiel d’évolution.

Je n’arrête pas de réfléchir à cette irruption régulière de la mort dans le cours de ma pensée. Cela en devient presque une obsession. Et plus j’y songe, plus il me semble que derrière cette rechute sépulcrale se cachent les puissants débordements de la vie même. La vie qui cherche en permanence et par tous les moyens à s’évader de la prison mentale ou la raison tente de la contenir, pour forcer la prise de conscience de l’inéluctabilité de la mort, et en quelque sorte exorciser cette dernière. Et plus je reviens sur les questions que m’inspire l’idée de mourir demain, plus je m’aperçois qu’elles ne portent pas sur la mort elle-même mais sur son « après » : cette ultériorité conjecturale toute entière incarnée dans la fatalité frustrante qui m’interdira « d’y être » ; une prospective anxiogène qui m’écarte à jamais de ce qu’il adviendra. En somme, un questionnement fébrile non sur le passé mais sur l’avenir, une sorte de curiosité maladive exacerbée par la certitude qu’elle ne pourra jamais être assouvie. Ce qui n’est pas tant le signe d’une résignation, que celui d’une irrésistible pulsion de vie !

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