Il m’arrive souvent d’écouter la pulsation au
creux de mon ventre ; elle m’évoque le tic-tac régulier
d’une montre ; je me sens alors mû par un mécanisme
d’horlogerie. Hypnotisé par le pouls monotone, je songe à cette
mécanique s’évertuant depuis ma naissance, sans discontinuer,
sans jamais faiblir ni faillir ; et sa robustesse m’étonne.
Surtout lorsque j’imagine le ressort l’actionnant, tel un fragile
filament organique enroulé sur lui-même, une pièce délicate et
d’une sensibilité extrême, néanmoins admirablement conçue pour
faire palpiter ma précieuse vie entre les bras fuyant de sa galaxie
en spirale…
Mais parfois la belle machine se déglingue. Sans
doute à ce moment-là le ressort est-il tendu à l’excès, l’ai-je
trop remonté, et comme si j’avais poussé trop longtemps dans le
rouge l’aiguille d’un manomètre, une rupture se produit :
un rouage saute et le ressort, brutalement libéré, se détend d’un
coup ! Débridé, le mouvement s’emballe, passe en force sur
les pignons, arrachant violemment les dents engrenées ;
beaucoup se brisent, presque toutes en même temps, avec un grand
bruit sec ; suivi du crissement des roues édentées ripant à
toute allure les unes contre les autres, ne mordant plus rien,
n’entraînant plus rien ; jusqu’au silence enfin, après que
le moteur surmené ait consommé en un éclair sa réserve d’énergie,
avant de caler.
Dès lors le mécanisme se
retrouve en roue libre, sevré de sa puissance, privé de volonté ;
à la merci des chiquenaudes qui désormais l’entraînent au lieu
du ressort, mais toujours passagèrement, juste le temps d’épuiser
l’inertie des parties mobiles. La faible résistance de l’air
suffit à étrangler le mouvement qui suffoque, ralentit et, à bout
de souffle, se fige presque aussitôt : la mécanique ballante
est maintenant défaite par du presque rien ! Incapable de se
relancer, elle a en quelque sorte perdu son libre arbitre. Son cœur
s’est arrêté, sa musique s’est tue : la valse des
engrenages n’est plus qu’un souvenir. Ne subsiste que le tracé
rémanent des mouvements automatiques : une empreinte ravinée
dans le gras du temps, passage après passage sur le seul chemin de
l’habitude ; un sillon à force assez profond pour isoler du
monde ; un piège quand le moteur cassé a soudain révélé la
machine trop lourde, échouée par son propre poids mort dans ce
fossé qu’elle a elle-même creusé.
Et lorsque cela arrive, lorsque
son moteur est en panne, l’automate bien huilé n’est plus qu’un
pantin fichu gisant au fond d’un trou, sans pouvoir gesticuler pour
se remettre d’aplomb comme le ferait un insecte tombé sur le dos.
N’importe quelles turbulences ont beau secouer cette carcasse
molle, elles échouent à la réveiller : rien ne l’ébranle
assez pour l’éjecter de son ornière : toujours elle y
retombe, veule – et bornée !
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