2013-05-28

"Carreau de mine…"

Nul doute que pour ceux qui savent lire et écrire ces pratiques sont devenues au fil du temps des automatismes auxquels ils ne prêtent plus guère attention. Pas plus qu’à un objet – un concept même – plus important qu’il en a l’air, avec lequel ces activités entretiennent un rapport très étroit et parfois conflictuel, à savoir la page. La page dont on ne considère en général que les qualités « organiques » évidentes comme son épaisseur, sa couleur, ses dimensions, son orientation dans le sens du portrait ou du paysage. Une caractéristique cependant me paraît sous-estimée, certes moins palpable que les autres, je veux parler de l’affinité naturelle de la page pour la position verticale : qu’elle soit à l’intérieur d’un livre, d’un magazine, d’un journal, etc., ou bien qu’elle soit libre, la plupart du temps la page lue se dresse en effet devant nos yeux, répondant ainsi à notre propre verticalité. Ne parle-t-on pas d’ailleurs du haut et du bas de la page ?

Pourtant, lorsqu’il s’agit d’écrire – à la main, j’entends –, la page est d’habitude posée à plat, comme si l’écriture exigeait de contrarier sa nature profonde. Sans jamais y parvenir tout à fait : l’essence verticale de la page insiste à se manifester. Notamment de la page vierge qui me fait toujours l’effet d’être un mur. Un mur au fini impeccable, sans le moindre défaut, pas la plus petite aspérité pour fixer ma pensée et l’empêcher de dévisser, prise au piège de l’abîme implacable béant à ses pieds. Face à la page blanche, j’ai l’impression d’affronter chaque fois une paroi lisse et vertigineuse, une paroi singulière qui ne s’escalade pas, mais que les mots au contraire sont condamnés à dévaler en partant du sommet. Car sur la pente abrupte et laminée de la page neuve rien ne retient les mots – c’est-à-dire l’inspiration – qui dérapent à sa surface comme le long d’une cascade gelée, risquant à tout moment la chute dans le néant !

Tout à l’opposé de la feuille quadrillée, dont les lignes horizontales surtout, fournissent à la pensée des prises où s’agripper : sorte de via ferrata où les mots peuvent s’accrocher et se maintenir contre la façade austère et glissante ; poursuivant leur périple vers le bas de la page par l’échelle sécurisante des lignes en dessous, déjà balisées ; en évitant de sombrer dans le précipice qui les menace ! Les mots, et par conséquent les idées qu’ils sous-tendent, trouvent non seulement un point d’appui sur le tracé des lignes, mais y demeurant bien rangés en file indienne, comme encordés les uns aux autres, ils s’y maintiennent en équilibre jusqu’au bout de la phrase que le dernier d’entre-eux assurera avec l’ultime piton d’un solide point.

Mais le plus étonnant est que par un étrange retour des choses, le traitement de texte, qui supplante aujourd’hui presque totalement crayons et papier, ayant fait perdre à la page sa matérialité, lui a par la même occasion rendu sa verticalité naturelle par le biais de l’écran. Malheureusement, force est de constater que chaque nouvelle page virtuelle demeure invariablement nue ! Et malgré les immenses commodités que procure l’écriture assistée par ordinateur, je me surprends encore très souvent à regretter mes bons vieux cahiers d’écolier, ceux à réglure Seyès, ou plus communément à « grands carreaux », qu’autrefois je noircissais si aisément, sans même me douter qu’existât ce fameux « syndrome de la page blanche » !

4 commentaires:

  1. Voilà un texte-réflexion qui est un régal créatif!

    J'espère que tu vas bien?

    Une bise :)

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    1. Merci Désirée ! Je suis ravi que cela t’ait plu. J’ai toujours eu quelques gros doutes à propos de ces « textes-réflexion » dans lesquels je me laisse emporter par mes idées, saugrenues parfois !

      J’espère que tu vas bien aussi :-)*

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  2. Aux Etats-Unis une loi vient d'être promulguée: désormais l'apprentissage de l'écriture ne sera plus une obligation pour les petits américains. Une tablette ne remplacera jamais ce savoir immémorial. Et demain, ne sachant plus écrire (rien que de l'écrire je trouve cela hallucinant)ces enfants signeront-ils d'une croix?

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    1. Effarante nouvelle en effet. Comment peut-on ainsi passer à la trappe ce savoir immémorial, fruit de la très longue évolution qui a distingué l'Homme des autres êtres vivants qui peuplent la Terre ? Où en serait aujourd'hui l'humanité sans l'écriture ? Exemple navrant d'assimilation criminelle du quoi au comment, de la fin aux moyens. Je me demande d'ailleurs à quoi peut bien servir le plus sophistiqué des outils de partage de la connaissance entre des mains d’illettrés? A moins que ce ne soit justement le but inavoué d'une telle loi : favoriser le "jeu" au détriment de la pensée plus difficile à contrôler !

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