Nul doute que pour ceux qui savent
lire et écrire ces pratiques sont devenues au fil du temps des
automatismes auxquels ils ne prêtent plus guère attention. Pas plus
qu’à un objet – un concept même – plus important qu’il en a
l’air, avec lequel ces activités entretiennent un rapport très
étroit et parfois conflictuel, à savoir la page. La page dont on ne
considère en général que les qualités « organiques »
évidentes comme son épaisseur, sa couleur, ses dimensions, son
orientation dans le sens du portrait ou du paysage. Une
caractéristique cependant me paraît sous-estimée, certes moins
palpable que les autres, je veux parler de l’affinité naturelle de
la page pour la position verticale : qu’elle soit à
l’intérieur d’un livre, d’un magazine, d’un journal, etc.,
ou bien qu’elle soit libre, la plupart du temps la page lue se
dresse en effet devant nos yeux, répondant ainsi à notre propre
verticalité. Ne parle-t-on pas d’ailleurs du haut et du bas de la
page ?
Pourtant, lorsqu’il s’agit
d’écrire – à la main, j’entends –, la page est d’habitude
posée à plat, comme si l’écriture exigeait de contrarier sa
nature profonde. Sans jamais y parvenir tout à fait : l’essence
verticale de la page insiste à se manifester. Notamment de la page
vierge qui me fait toujours l’effet d’être un mur. Un mur au
fini impeccable, sans le moindre défaut, pas la plus petite aspérité
pour fixer ma pensée et l’empêcher de dévisser, prise au piège
de l’abîme implacable béant à ses pieds. Face à la page
blanche, j’ai l’impression d’affronter chaque fois une paroi
lisse et vertigineuse, une paroi singulière qui ne s’escalade pas,
mais que les mots au contraire sont condamnés à dévaler en partant
du sommet. Car sur la pente abrupte et laminée de la page neuve rien
ne retient les mots – c’est-à-dire l’inspiration – qui
dérapent à sa surface comme le long d’une cascade gelée,
risquant à tout moment la chute dans le néant !
Tout à l’opposé de la feuille
quadrillée, dont les lignes horizontales surtout, fournissent à la
pensée des prises où s’agripper : sorte de via ferrata
où les mots peuvent s’accrocher et se maintenir contre la façade
austère et glissante ; poursuivant leur périple vers le bas de
la page par l’échelle sécurisante des lignes en dessous, déjà
balisées ; en évitant de sombrer dans le précipice qui les
menace ! Les mots, et par conséquent les idées qu’ils
sous-tendent, trouvent non seulement un point d’appui sur le tracé
des lignes, mais y demeurant bien rangés en file indienne, comme
encordés les uns aux autres, ils s’y maintiennent en équilibre
jusqu’au bout de la phrase que le dernier d’entre-eux assurera
avec l’ultime piton d’un solide point.
Mais le plus étonnant est que par
un étrange retour des choses, le traitement de texte, qui supplante
aujourd’hui presque totalement crayons et papier, ayant fait perdre
à la page sa matérialité, lui a par la même occasion rendu sa
verticalité naturelle par le biais de l’écran. Malheureusement,
force est de constater que chaque nouvelle page virtuelle demeure
invariablement nue ! Et malgré les immenses commodités que
procure l’écriture assistée par ordinateur, je me surprends
encore très souvent à regretter mes bons vieux cahiers d’écolier,
ceux à réglure Seyès, ou plus communément à « grands
carreaux », qu’autrefois je noircissais si aisément, sans
même me douter qu’existât ce fameux « syndrome de la page
blanche » !
|
Voilà un texte-réflexion qui est un régal créatif!
RépondreSupprimerJ'espère que tu vas bien?
Une bise :)
Merci Désirée ! Je suis ravi que cela t’ait plu. J’ai toujours eu quelques gros doutes à propos de ces « textes-réflexion » dans lesquels je me laisse emporter par mes idées, saugrenues parfois !
SupprimerJ’espère que tu vas bien aussi :-)*
Aux Etats-Unis une loi vient d'être promulguée: désormais l'apprentissage de l'écriture ne sera plus une obligation pour les petits américains. Une tablette ne remplacera jamais ce savoir immémorial. Et demain, ne sachant plus écrire (rien que de l'écrire je trouve cela hallucinant)ces enfants signeront-ils d'une croix?
RépondreSupprimerEffarante nouvelle en effet. Comment peut-on ainsi passer à la trappe ce savoir immémorial, fruit de la très longue évolution qui a distingué l'Homme des autres êtres vivants qui peuplent la Terre ? Où en serait aujourd'hui l'humanité sans l'écriture ? Exemple navrant d'assimilation criminelle du quoi au comment, de la fin aux moyens. Je me demande d'ailleurs à quoi peut bien servir le plus sophistiqué des outils de partage de la connaissance entre des mains d’illettrés? A moins que ce ne soit justement le but inavoué d'une telle loi : favoriser le "jeu" au détriment de la pensée plus difficile à contrôler !
Supprimer