La matinée est à peine entamée
quoique je roule sur ces départementales sinueuses depuis près de
deux heures. Les tournants se succèdent sans interruption et au fur
et à mesure de leur enchaînement ma conduite se fluidifie, devient
plus automatique, plus sûre. Je m’habitue aux virages de mieux en
mieux anticipés, tout comme le comportement de ma voiture qui semble
avoir retrouvé un second souffle après tant de mois passés à
s’étouffer dans les embouteillages et petits parcours semés
d’embûches constituant l’essentiel de mes trajets quotidiens,
tel un pur-sang rendu soudain aux grandes plaines après n’avoir
connu durant de longs mois que l’étroitesse d’un box et la brève
occasion chaque jour de se dégourdir les pattes au cours d’un
rapide aller-retour vers un enclos trop exigu pour y galoper. Il y a
peu de monde sur la route et j’avance à bonne allure. Autour de
moi les enfants dorment, fatigués après leur courte nuit, ayant eu
du mal sans doute à trouver le sommeil à cause de l’excitation du
départ matinal. Je n’ai pas beaucoup dormi non plus, mais je me
sens bien, heureux d’être en vacances, de partir loin de la maison
que la routine a sournoisement transformée en prison, vers un lieu
inconnu et n’offrant pas encore de prise aux habitudes, ces
habitudes si utiles pourtant à l’efficacité quotidienne, mais qui
en contrepartie confinent le jeu de la vie à la platitude d’une
aire exclusive, ennuyeuse au possible. Tandis que le trajet se
poursuit, je jette machinalement un coup d’œil à la jauge
d’essence – il en reste suffisamment pour arriver à destination
– et ce simple geste déverrouille soudain mon esprit qui se met à
vagabonder…
Je songe au chemin qu’il me
reste à parcourir et à ma réserve de temps par analogie avec celle
du carburant de ma voiture dont je viens de constater le niveau. Le
temps qui ne pourrait bien être en fin de compte qu’une espèce de
carburant, disponible pour tous en quantité semble-t-il inépuisable,
mais distribué à chacun avec une extrême parcimonie. Chacun
recevant à l’aube de sa vie un unique plein qu’il sera dès lors
libre de dépenser comme il l’entend, en s’efforçant ou non de
gérer au mieux cette ration dont la mesure est définitive. Durant
sa jeunesse d’abord, insouciant, amoureux de vitesse et de
sensations fortes, faisant tourner le moteur à plein régime, sans
s’inquiéter de sa consommation ni prêter attention à la jauge
d’essence dont l’aiguille au fil de ces années trépidantes
plonge à toute allure vers le zéro. Jusqu’à ce qu’un beau jour
– s’il a jusque-là échappé à tout accident fatal –, presque
par hasard, presque par distraction, il entrevoie le niveau de
carburant et se rende compte avec stupéfaction, et une certaine
inquiétude, qu’il indique déjà moins de la moitié du
réservoir ! C’est alors qu’il se met à changer, à rouler
de moins en moins vite pour aller de moins en moins loin, en
surveillant sans cesse sa jauge, imaginant tous les moyens de
ralentir la course irrémédiable de l’aiguille vers cette butée
menaçante qui se dresse à l’origine du cadran pour lui barrer la
route une fois pour toutes – comprenant alors que sa jeunesse s’en
est allée ! Et petit à petit, gagné par l’obsession
dévorante de cette jauge qui s’enfonce, il finit par ne plus voir
que ça, par ralentir toujours davantage pour économiser,
inconscient d’un autre danger qui le guette : que son moteur
trop affaibli par le sous régime finisse par caler et ne puisse plus
redémarrer – car désormais trop vieux et usé par les kilomètres
et les folies passés – bien avant que le réservoir ne soit
totalement vide ! Gaspillant ainsi ce fond de réservoir qui lui
aurait permis pourtant d’avancer encore, de découvrir davantage du
paysage nouveau qui défile autour de lui, de plus à ce moment-là
assez lentement pour en apprécier d’autres détails révélateurs
peut-être d’une beauté inattendue ; au lieu d’achever sa
course de cette façon : comme s’est éteint un feu mal attisé
peu à peu asphyxié sous sa propre cendre, stupidement en panne au
bord de la route, sans même pouvoir prétendre à l’amertume de
regrets posthumes ; tout ça pour avoir essoufflé trop tôt son
moteur par un excès de précautions, laissant croupir au fond du
réservoir le précieux combustible qu’il aurait pu brûler au
cours d’une ultime accélération, pour une dernière fois sentir
le vent dans ses cheveux, être grisé par la vitesse au long de
quelques merveilleux virages supplémentaires encore devant lui…
Retour sans transition à la
réalité, refermant la parenthèse aussi brusquement qu’elle fut
ouverte : je conduis maintenant depuis plus de deux heures et je
commence à avoir des fourmis dans les jambes et des crampes dans les
mains. Il est grand temps que je m’arrête et fasse une pause…
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