2015-03-20

"L’écriture viscérale…"


Retour au bloc opératoire. Une fois de plus. Un rituel me ramenant inexorablement en ce lieu qui en quelque sorte me libère et me laisse m’exprimer. Sans surprise, la salle est immaculée. Sa nudité a quelque chose d’intimidant, presque d’effrayant : aucune aspérité n’y détourne l’attention ; rien susceptible d’accrocher le regard. Mes yeux s’attardent-ils le long des murs lisses et glissants, ils sont aussitôt happés par le néant de cet abîme glacé. Cet espace aux confins indiscernables me donne le vertige !
Au milieu de la pièce nue se dresse une unique grande table, tout aussi inquiétante que le lieu lui-même. Mes instruments sont rangés dessus : un encerclement d’armes offensives assiégeant le sujet recouvert d’un linceul, comme si ce dérisoire rempart pouvait lui assurer une protection quelconque. Je les manipule, les soupèse, les examine avec soin, et ne vois là que de banals outils, dont le rôle au fond est très secondaire : tout juste servent-ils à prolonger la main, elle-même piètre relais du cerveau.
Mon esprit vagabonde… Le sujet endormi attend, immobile. Peut-être s’impatiente-t-il ? Mais j’ai du mal à me concentrer. Comme d’habitude il me faudra un long moment avant de démarrer…
Je finis néanmoins par m’y mettre et attaque la dissection. J’expose d’abord les entrailles, les étale devant moi : elles déversent leur chaos dans le tréfonds de mes yeux ; leurs nuances sombres tranchent net sur la blancheur qui règne autour ; leur enchevêtrement me semble inextricable. Je m’efforce pourtant de démêler cet écheveau, à la recherche d’un fil conducteur, des premiers accords d’une harmonie possible née de la dissonance. C’est comme résoudre une énigme : je dois identifier un ordre, donner un sens, révéler une solution.
À mesure que j’opère, rapidement le chaos empire, il y a du sang partout. J’ai l’impression que c’est le mien : le jus épais de mon être écrasé sous le poids de l’effort, pressé comme un fruit rouge qui rend cette sueur écarlate suintant par tous mes pores, jusqu’aux extrémités de mes mains moites. Je regarde mes doigts livides et leur pulpe rougie : ils ressemblent à des cigarettes dont le bout incandescent brûle le champ opératoire.
Je m’applique, avec acharnement : je coupe, je dispose ; enlève à droite, ajoute à gauche ; je débranche par-ci, rebranche par là ; puis recommence, encore et encore. Je tourne en rond dans un labyrinthe sans trouver d’issue. Je m’évertue à assembler les pièces d’un puzzle, en tâtonnant, suivant une laborieuse progression par échecs successifs. Je m’accroche à l’espoir que petit à petit une logique prenne forme, un embryon de cohérence auquel me cramponner : l’amorce d’une piste à suivre. Mais le temps passe et le schéma continue de se dérober, rechigne à émerger du brouillon. Quand je le sens tout proche – et parfois même là, sans crier gare, évident – il s’éloigne aussitôt. C’est comme faire le point en tournant dans un sens puis dans l’autre la bague d’objectif d’un appareil photo, alternant sans cesse entre le flou et la netteté, sans jamais parvenir à tenir le bon équilibre. Je n’arrive pas à figer un plan plutôt qu’un autre, ils me résistent tous de la même façon. Il faudra bien pourtant me résoudre à un choix, pour enfin suturer quelque chose ; en me demandant comme à chaque fois si j’ai opté pour le bon fil : celui qui sera assez solide pour maintenir les tissus en place, mais pas trop, afin de leur permettre plus tard de se libérer. D’ailleurs, quand tout sera cousu, refermé, verrouillé, je sais que le doute subsistera, l’angoisse d’avoir raté l’opération, la crainte des greffes rejetées, des possibles séquelles, empêchant que tout fonctionne ainsi qu’imaginé.
À force, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de bonne conclusion : les solutions sont en nombre infini. Comme le sont les voies menant à chacune d’elles ! D’où cette quête perpétuelle d’un dénouement fatalement provisoire et toujours insatisfaisant, car il ne peut découler que d’un compromis. Je pourrais répéter la même opération un million de fois, je n’obtiendrai jamais la même cicatrice. Chaque résultat sera différent sans qu’aucun ne soit ni pire ni meilleur qu’un autre. L’ennui, croissant avec le temps imparti, au bout du compte intimera de mettre un terme. Et, à l’arrivée, seule la frustration sera sans faute au rendez-vous. Alors, parce qu’il faut bien à un moment donné passer à autre chose, je m’arrêterai là. Probablement aussi à cause de la fatigue. Mais avec la certitude inébranlable que malgré tout, très bientôt, je recommencerai !

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