Retour au bloc opératoire. Une fois de plus. Un
rituel me ramenant inexorablement en ce lieu qui en quelque sorte me
libère et me laisse m’exprimer. Sans surprise, la salle est
immaculée. Sa nudité a quelque chose d’intimidant, presque
d’effrayant : aucune aspérité n’y détourne l’attention ;
rien susceptible d’accrocher le regard. Mes yeux s’attardent-ils
le long des murs lisses et glissants, ils sont aussitôt happés par
le néant de cet abîme glacé. Cet espace aux confins indiscernables
me donne le vertige !
Au milieu de la pièce nue se dresse une unique
grande table, tout aussi inquiétante que le lieu lui-même. Mes
instruments sont rangés dessus : un encerclement d’armes
offensives assiégeant le sujet recouvert d’un linceul, comme si ce
dérisoire rempart pouvait lui assurer une protection quelconque. Je
les manipule, les soupèse, les examine avec soin, et ne vois là que
de banals outils, dont le rôle au fond est très secondaire :
tout juste servent-ils à prolonger la main, elle-même piètre
relais du cerveau.
Mon esprit vagabonde… Le sujet endormi attend,
immobile. Peut-être s’impatiente-t-il ? Mais j’ai du mal à
me concentrer. Comme d’habitude il me faudra un long moment avant
de démarrer…
Je finis néanmoins par m’y mettre et attaque la
dissection. J’expose d’abord les entrailles, les étale devant
moi : elles déversent leur chaos dans le tréfonds de mes
yeux ; leurs nuances sombres tranchent net sur la blancheur qui
règne autour ; leur enchevêtrement me semble inextricable. Je
m’efforce pourtant de démêler cet écheveau, à la recherche d’un
fil conducteur, des premiers accords d’une harmonie possible née
de la dissonance. C’est comme résoudre une énigme : je dois
identifier un ordre, donner un sens, révéler une solution.
À mesure que j’opère, rapidement le chaos
empire, il y a du sang partout. J’ai l’impression que c’est le
mien : le jus épais de mon être écrasé sous le poids de
l’effort, pressé comme un fruit rouge qui rend cette sueur
écarlate suintant par tous mes pores, jusqu’aux extrémités de
mes mains moites. Je regarde mes doigts livides et leur pulpe
rougie : ils ressemblent à des cigarettes dont le bout
incandescent brûle le champ opératoire.
Je m’applique, avec acharnement : je coupe,
je dispose ; enlève à droite, ajoute à gauche ; je
débranche par-ci, rebranche par là ; puis recommence, encore
et encore. Je tourne en rond dans un labyrinthe sans trouver d’issue.
Je m’évertue à assembler les pièces d’un puzzle, en tâtonnant,
suivant une laborieuse progression par échecs successifs. Je
m’accroche à l’espoir que petit à petit une logique prenne
forme, un embryon de cohérence auquel me cramponner : l’amorce
d’une piste à suivre. Mais le temps passe et le schéma continue
de se dérober, rechigne à émerger du brouillon. Quand je le sens
tout proche – et parfois même là, sans crier gare, évident –
il s’éloigne aussitôt. C’est comme faire le point en tournant
dans un sens puis dans l’autre la bague d’objectif d’un
appareil photo, alternant sans cesse entre le flou et la netteté,
sans jamais parvenir à tenir le bon équilibre. Je n’arrive pas à
figer un plan plutôt qu’un autre, ils me résistent tous de la
même façon. Il faudra bien pourtant me résoudre à un choix, pour
enfin suturer quelque chose ; en me demandant comme à chaque
fois si j’ai opté pour le bon fil : celui qui sera assez
solide pour maintenir les tissus en place, mais pas trop, afin de
leur permettre plus tard de se libérer. D’ailleurs, quand tout
sera cousu, refermé, verrouillé, je sais que le doute subsistera,
l’angoisse d’avoir raté l’opération, la crainte des greffes
rejetées, des possibles séquelles, empêchant que tout fonctionne
ainsi qu’imaginé.
À force, je me suis rendu compte qu’il n’y
avait pas de bonne conclusion : les solutions sont en
nombre infini. Comme le sont les voies menant à chacune d’elles !
D’où cette quête perpétuelle d’un dénouement fatalement
provisoire et toujours insatisfaisant, car il ne peut découler que
d’un compromis. Je pourrais répéter la même opération un
million de fois, je n’obtiendrai jamais la même cicatrice. Chaque
résultat sera différent sans qu’aucun ne soit ni pire ni meilleur
qu’un autre. L’ennui, croissant avec le temps imparti, au bout du
compte intimera de mettre un terme. Et, à l’arrivée, seule la
frustration sera sans faute au rendez-vous. Alors, parce qu’il faut
bien à un moment donné passer à autre chose, je m’arrêterai là.
Probablement aussi à cause de la fatigue. Mais avec la certitude
inébranlable que malgré tout, très bientôt, je recommencerai !
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