Tu
te tiens devant la porte. Fermée. La porte parfois s’obstine à
rester close. Paraît même y prendre un malin plaisir ! Tu ne
comptes plus ces occasions où pour l’ouvrir tu t’es mis à la
pousser alors qu’il fallait tirer, et réciproquement. Tous ces
moments d’acharnement inutile avant de comprendre enfin qu’il te
suffisait d’inverser ton geste pour que cède l’huis
récalcitrant. Moments étonnamment toujours assez long pour que
survienne cette panique absurde de rester enfermé ou de ne pas
pouvoir entrer. La porte parfois est diabolique !
La porte est donc fermée, parce que
selon Alfred de Musset : « Il faut qu'une porte soit
ouverte ou fermée ». Et tu restes là, debout face à elle, ne
sachant trop que faire. Tes yeux sont rivés à la poignée qui
brille, faisant par contraste comme régner autour d’elle une
étrange semi-pénombre. Poignée que tu n’oses saisir puis tourner
afin d’ouvrir la porte ; te demandant ce qu’il y a
derrière ; ne sachant plus très bien de quel côté tu te
trouves, si tu vas sortir ou au contraire entrer en franchissant ce
pas.
La porte, en quelque sorte, efface
temporairement la ligne infranchissable qui court entre deux mondes.
Elle ouvre une brèche permettant l’accès à un côté depuis
l’autre. Mais surtout, au niveau de cet entre-deux, elle met au
jour son propre non-monde à part, indéterminé, transitoire.
L’emplacement de la porte, point de passage d’une situation à
une autre, dissimule un « infra mince » duchampien :
une « surface infinitésimale relevant de deux mondes à la
fois ». Au niveau de la porte est mise à nu la jonction
toujours à venir entre deux espaces qui n’en finissent pas de se
rapprocher, sans jamais parvenir à se rejoindre : une
transition perpétuelle mêlant un avant et un après ; où nous
nous abîmons inconsciemment pendant une fraction de seconde chaque
fois que nous franchissons la porte, c’est-à-dire des milliers de
fois au cours d’une vie. Laps de temps infime durant lequel nous ne
sommes plus ni d’un côté ni de l’autre, tout en y étant à la
fois ! Et si nous pouvions nous arrêter là, ni l’espace ni
même le temps n’auraient plus aucun sens et, par conséquent, plus
de prise sur nous.
Le
lieu de la porte, si inoffensif, si commun, te semble tout à coup
investi d’un effrayant pouvoir d’aliénation. La tentation est
grande de demeurer là, sans avancer ni reculer, en suspension sur
cette frontière, figé dans la dimension fractale de cet « infra
mince » où tu n’es plus vraiment dans l’endroit d’où tu
viens sans être pour autant dans celui où tu vas. Mais déjà hors
de l’influence de ces espaces conventionnels où le temps s’écoule
inexorablement. Alors tu te demandes si cette confluence de deux
mondes cache le secret de l’immortalité, la fontaine de jouvence.
Personne ne le sait. Car personne encore n’a jamais eu la folie de
s’éterniser dans l’encadrement de la porte. Porte que l’on
franchit c’est tout, sans même s’en rendre compte, des milliers
de fois au cours d’une vie !
Tu
finis par tendre le bras vers la poignée luisante ; par la
saisir, sentir le contact légèrement froid du métal poli. Puis tu
la tournes tout doucement, comme pour éprouver la douceur de ce
rouage : il ne fait aucun bruit. Puis tu ouvres enfin la porte.
Dernière hésitation. Avant de faire un pas…
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Juste j'adore, c'est bien pensé, bien écrit. Tu mets en lumière cette action ordinaire pour en faire de l'extraordinaire et c'est excellent. Dans un texte farfelu j'avais moi aussi disserté sur cet "infra-mince" en le nommant "sphincter astral". Un hiatus spacio-temporel qui permettait de passer de notre bonne vieille réalité à la demeure de "dieu".
RépondreSupprimerPuis j'aime cette instant où une vie bascule (voire plus), sur le fil...
En tout cas j'applaudis toute réjouie :)
Merci Désirée pour ton passage si apprécié ! J'aime justement rechercher ce côté extraordinaire qui se cache dans les choses et les actes de la vie ordinaire. Ce que je me plais à nommer le mystère de la banalité qui nous fait basculer dans une autre dimension de la réalité perceptible. Un mystère que j'essaie d’appréhender à travers la photographie et les mots qui me passent par la tête. Et je me réjouis par la même occasion que nous partagions cela :-)
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