Attention, les mots suivants que
vous vous apprêtez à lire sont des mots pour rien. Je vous aurai
prévenu ! Entendons-nous bien, ce ne sont pas des mots pour ne
rien dire – sinon je n’aurais rien écrit ! –, mais
vraiment pour parler de « rien ». Un rien dont je devine
autour de moi la présence fantomatique qui hante les lieux sans
histoire de la pensée décousue. Lorsque j’ai l’impression
d’errer dans un milieu indéfini, de divaguer le long d’une voie
sans origine et ne menant nulle part, attentif seulement à mon pas
monotone tel au ronronnement d’une pure machine, tournant à vide,
sans raison de fonctionner ni de s’arrêter. Un rien qui n’est
cependant pas du vide, quelque chose qui manque, un trou béant tel
que l’ennui né de l’oisiveté aurait pu le creuser dans ma
tête ; ni bien-sûr du néant car ce rien existe bel et bien,
j’en veux pour preuve que je le ressens et qu’il me préoccupe.
Ce rien ne serait-il en fin de
compte que cela : une nouvelle idée fixe parmi toutes celles
plus ou moins farfelues qui germent spontanément dans la matière
parfois trop fertile de mon imagination ? Telles ces pensées
fossiles que la fournaise magmatique sous mon crâne, soudain
liquéfie, et qui finissent par emplir ma tête jusqu’à déborder ?
Ce qui implique probablement aussi que je ne considère là qu’un
rien qui m’est propre. Il est fort possible en effet que le vôtre
n’ait rien à voir avec le mien, votre rien étant peut-être un
vrai vide ou un vrai néant, ou bien une tout autre chose
n’appartenant qu’à vous.
Quand je ne pense à rien, est-ce
que je continue de penser ? Penser à rien est-il ne plus penser
du tout ? Comment imaginer un cerveau humain qui fonctionnerait
sans produire la moindre pensée, hormis bien entendu un cerveau
endommagé qu’un traumatisme limiterait à des fonctions
végétatives ? Que signifie dès lors ne plus penser pour un
cerveau en parfait état, si ce n’est l’arrêt de ses fonctions
notamment supérieures, un encéphalogramme plat, autrement dit la
mort ? Tandis que ne penser à rien n’en reste pas moins
penser, mais une pensée focalisée sur ce rien à propos duquel je
m’interroge, décidément bien embarrassant !
Ce
que je constate en tout cas est que mon rien est un rien paradoxal
étant donné qu’il m’occupe ! Lorsque je pense à rien, il
est clair que je fais déjà quelque chose : l’antithèse de
rien. Ce qui induit en outre la réflexion présente avec pour effet
secondaire de me pousser à exprimer ce rien. En somme, si je ne
pensais pas à rien, vous ne liriez pas ce texte que je ne serais pas
en train d’écrire, puisque ne pensant pas à rien, je ferais autre
chose ! Tandis que je m’efforce au contraire de mettre en mots
ce rien qui m’agite, comme un compositeur met en musique, par
exemple, des sentiments qui le troublent ou sa vision du monde. Mais,
vous vous en doutez, composer cette mélodie n’est pas une tâche
aisée ! Avez-vous remarqué combien il est difficile de penser
à rien ? Quand cela me prend c’est toujours par surprise,
involontaire, parce qu’à ce moment-là mon esprit réussi, je ne
sais par quel miracle, à se détacher de mon corps, coupant les
ponts le reliant aux organes des sens, c’est-à-dire à la réalité,
pour flotter dans l’éther du parfait caisson d’isolation
sensorielle que constitue « rien » ! Rien qui
réussit l’exploit de faire taire mon incessant bavardage intérieur
durant les quelques secondes étirées en heures où il me tient hors
du temps. À l’opposé des sentiments et des images qui présentent
toujours quelque aspérité par où les saisir, le rien, bien qu’il
soit quelque chose, est une chose lisse et glissante qui n’offre
aucune prise. Il est certes partout, potentiellement là, mélangé à
l’air que je respire comme un germe invisible prêt à contaminer
mon âme, mais il refuse obstinément de se laisser appréhender et
encore davantage étudier. Mon rien répugne à être observé de
près comme une bactérie isolée sous le microscope. Je n’ai donc
pas d’autres choix que de le pister par des voies détournées. Et
celle que j’emprunte le plus souvent, parce qu’elle se révèle
être la plus prometteuse, est celle qui consiste à me creuser la
tête, à en évacuer tous les déblais jusqu’à qu’il ne reste
rien ; en espérant que ce rien qui subsistera sera justement
celui que je voudrais débusquer ! Alors, jour après jour,
j’aligne de vains mots dont je me saisis comme d’une pelle pour
excaver ma vie, en rejeter ce qui me semble superflu, l’encombrant,
le futile ; bref, à peu près tout ! Accumulant autour de
moi les débris d’une terre qui s’alourdit au fil du temps, je
dégage avec peine une fosse où lentement je disparais. Évidant en
quelque sorte ma propre tombe qui pour le compte, j’en suis
certain, me mènera à rien !
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire