2015-08-09

"Pensée des lacets…"

La matinée est à peine entamée quoique je roule sur ces départementales sinueuses depuis près de deux heures. Les tournants se succèdent sans interruption et au fur et à mesure de leur enchaînement ma conduite se fluidifie, devient plus automatique, plus sûre. Je m’habitue aux virages de mieux en mieux anticipés, tout comme le comportement de ma voiture qui semble avoir retrouvé un second souffle après tant de mois passés à s’étouffer dans les embouteillages et petits parcours semés d’embûches constituant l’essentiel de mes trajets quotidiens, tel un pur-sang rendu soudain aux grandes plaines après n’avoir connu durant de longs mois que l’étroitesse d’un box et la brève occasion chaque jour de se dégourdir les pattes au cours d’un rapide aller-retour vers un enclos trop exigu pour y galoper. Il y a peu de monde sur la route et j’avance à bonne allure. Autour de moi les enfants dorment, fatigués après leur courte nuit, ayant eu du mal sans doute à trouver le sommeil à cause de l’excitation du départ matinal. Je n’ai pas beaucoup dormi non plus, mais je me sens bien, heureux d’être en vacances, de partir loin de la maison que la routine a sournoisement transformée en prison, vers un lieu inconnu et n’offrant pas encore de prise aux habitudes, ces habitudes si utiles pourtant à l’efficacité quotidienne, mais qui en contrepartie confinent le jeu de la vie à la platitude d’une aire exclusive, ennuyeuse au possible. Tandis que le trajet se poursuit, je jette machinalement un coup d’œil à la jauge d’essence – il en reste suffisamment pour arriver à destination – et ce simple geste déverrouille soudain mon esprit qui se met à vagabonder…

Je songe au chemin qu’il me reste à parcourir et à ma réserve de temps par analogie avec celle du carburant de ma voiture dont je viens de constater le niveau. Le temps qui ne pourrait bien être en fin de compte qu’une espèce de carburant, disponible pour tous en quantité semble-t-il inépuisable, mais distribué à chacun avec une extrême parcimonie. Chacun recevant à l’aube de sa vie un unique plein qu’il sera dès lors libre de dépenser comme il l’entend, en s’efforçant ou non de gérer au mieux cette ration dont la mesure est définitive. Durant sa jeunesse d’abord, insouciant, amoureux de vitesse et de sensations fortes, faisant tourner le moteur à plein régime, sans s’inquiéter de sa consommation ni prêter attention à la jauge d’essence dont l’aiguille au fil de ces années trépidantes plonge à toute allure vers le zéro. Jusqu’à ce qu’un beau jour – s’il a jusque-là échappé à tout accident fatal –, presque par hasard, presque par distraction, il entrevoie le niveau de carburant et se rende compte avec stupéfaction, et une certaine inquiétude, qu’il indique déjà moins de la moitié du réservoir ! C’est alors qu’il se met à changer, à rouler de moins en moins vite pour aller de moins en moins loin, en surveillant sans cesse sa jauge, imaginant tous les moyens de ralentir la course irrémédiable de l’aiguille vers cette butée menaçante qui se dresse à l’origine du cadran pour lui barrer la route une fois pour toutes – comprenant alors que sa jeunesse s’en est allée ! Et petit à petit, gagné par l’obsession dévorante de cette jauge qui s’enfonce, il finit par ne plus voir que ça, par ralentir toujours davantage pour économiser, inconscient d’un autre danger qui le guette : que son moteur trop affaibli par le sous régime finisse par caler et ne puisse plus redémarrer – car désormais trop vieux et usé par les kilomètres et les folies passés – bien avant que le réservoir ne soit totalement vide ! Gaspillant ainsi ce fond de réservoir qui lui aurait permis pourtant d’avancer encore, de découvrir davantage du paysage nouveau qui défile autour de lui, de plus à ce moment-là assez lentement pour en apprécier d’autres détails révélateurs peut-être d’une beauté inattendue ; au lieu d’achever sa course de cette façon : comme s’est éteint un feu mal attisé peu à peu asphyxié sous sa propre cendre, stupidement en panne au bord de la route, sans même pouvoir prétendre à l’amertume de regrets posthumes ; tout ça pour avoir essoufflé trop tôt son moteur par un excès de précautions, laissant croupir au fond du réservoir le précieux combustible qu’il aurait pu brûler au cours d’une ultime accélération, pour une dernière fois sentir le vent dans ses cheveux, être grisé par la vitesse au long de quelques merveilleux virages supplémentaires encore devant lui…

Retour sans transition à la réalité, refermant la parenthèse aussi brusquement qu’elle fut ouverte : je conduis maintenant depuis plus de deux heures et je commence à avoir des fourmis dans les jambes et des crampes dans les mains. Il est grand temps que je m’arrête et fasse une pause…