2013-09-28

"Exquis mots…"



Je suis gourmand de mots sapides,
pas n’importe lesquels :
aux corps ébréchés mais solides,
tenant, rude vaisselle,
le choc dur de la page,
sans laisser s’envoler,
telles de vaines cages,
leur nourriture ailée ;
des vocables grégaires,
sans maillons à la traîne,
préservant, solidaires,
l’unité de leur chaîne ;
termes qui me soient propres,
n’ayant déjà assaisonné

les mets tenus des autres,
des plats pourtant que j’ai aimés ;
de nouvelles épices
qui osent les haut-le-cœur
d’une cuisine novice
en sa course aux saveurs,
comme celles incorporées
à l’appareil de ces histoires
que mon sommeil va dévorer,
m
abandonnant à mon pain noir.

2013-09-22

"Le roi sommeil…"

« À propos du sommeil, aventure sinistre de tous les soirs, on peut dire que les hommes s’endorment journellement avec une audace qui serait inintelligible si nous ne savions qu’elle est le résultat de l’ignorance du danger. »
Charles Baudelaire – Fusées IX.
Il me faut dormir. Tous les soirs cette nécessité s’impose à moi : je dois dormir, je n’ai pas le choix. C’est une question de vie ou de mort. Personne ne peut y échapper. Malgré toute son intelligence, toute sa science et sa puissance, l’être humain, comme tant d’autres espèces, reste soumis à la loi du sommeil réparateur. Cette loi implacable qui exige en tribut près d’un tiers de notre existence ! Tout ce temps mis entre parenthèses, dérobé à la vie active, pour demeurer inerte, plongé dans une sorte de coma qui s’apparente à la mort.

Le sommeil ne se raconte pas, pas plus d’ailleurs qu’il ne s’éprouve lorsqu’on est endormi. Comment décrire alors sa propre absence non vécue ? Le sommeil est un trou noir dont on ne peut saisir que des effets secondaires, des à-côtés, quelques piètres indices qui ne présagent pas de la réalité inconcevable. Ne demeurent au bout des nuits qu’un lit ouvert, une paire de draps froissés, un corps endolori dans une position étrange, des yeux gonflés ne se rappelant pas encore qu’ils sont conçus pour la lumière, un esprit enfin, titubant au seuil de la conscience et lui ouvrant trop grand la porte, laissant s’échapper les souvenirs nocturnes comme une volée de corbeaux dans la brume matinale !

Le sommeil est une part de moi qui ne m’appartient pas. Qui me livre, pieds et poings liés, à une émanation de moi-même qui m’est inconnue. Et c’est pour cela que le sommeil m’inquiète. Endormi, je suppose que mon corps est immobile, parce qu’en vérité je n’en sais rien. N’y aurait-il pas ailleurs un autre corps que mon sommeil animerait ? Et qu’en est-il de mon âme ? Quel être me possède toutes les nuits, prend les commandes de mon cerveau et paralyse mes membres et mes sens ? Et m’exclut ainsi de mon propre monde ? Tout cela m’obsède d’autant plus qu’au réveil je ne me souviens de rien. Je ne sais même pas si j’ai rêvé, bien que la science me le certifie. Mon sommeil est opaque, ne laisse rien filtrer, épais et solide comme une muraille infranchissable. Une énigme insoluble. Qui suis-je ou que suis-je lorsque je dors ? Dans quel univers cet « autre » évolue-t-il ? Y côtoie-t-il d’autres semblables ? Ont-ils encore un rapport, même lointain, avec mon humanité ? Cet « autre » est-il à mon image ? Agit-il et pense-t-il comme moi ? Ou est-il quelque double monstrueux ? Suis-je endormi pour le meilleur ou au contraire pour le pire ? Des questions à n’en plus finir auxquelles je ne sais pas répondre.

L’habitant du sommeil me fait penser à une réincarnation. Mais temporaire, pour quelques heures seulement. Une renaissance dans un corps différent, logeant sa propre âme (s’il est encore question d’âme), sous une forme qu’en définitive je ne peux qu’imaginer. Un nouvel état vers lequel je me projette, mais qui reste du domaine de la conjecture. L’être réincarné est une nouvelle entité, coupée de son origine dont elle ne garde pas forcément la trace. Parce que le point de passage obligé de toute réincarnation est l’anéantissement total de ce que l’on fut, autrement dit la mort. L’étape obligatoire pour que puisse survenir un « autre », le réincarné, ici l’être pour qui les rêves sont la réalité, celui qui évolue dans une dimension hors de portée, qui n’obéit pas aux règles que je connais, pas même peut-être à celles du vivant ! Bref, s’endormir ressemble furieusement à mourir ! Tout comme la mort ressemble à un sommeil éternel. Et si en vieillissant nous dormons moins – ce qui semble avéré – c’est peut-être pour limiter cette éclipse qui tous les jours davantage risque de devenir permanente !

Aussi n’ai-je pas l’impression d’être cet « audacieux » qui s’endort tous les soirs, ignorant du danger, que pressent Baudelaire avec sa formidable intuition. Car malgré la fatigue qui me terrasse tous les soirs je mets en général du temps à trouver le sommeil. Comme si au fond de moi je connaissais le risque encouru et rechignais à cette audace ; essayant désespérément de retarder l’inévitable en m’agrippant à bout de force à mon état conscient telle une bouée de sauvetage ; refusant de capituler et de sombrer trop vite dans l’obscurité anxiogène des limbes qui m’aspirent. Gouffre vertigineux où des heures durant je cède la place à un « avatar » dont j’ignore tout et redoute les actes !

Il est très tard, et j’écris et écris encore pour me tenir éveillé, ce qui devient, vous vous en doutez, de plus en plus difficile. Je suis ridicule, pensez-vous ? Et vous avez sûrement raison. Pourtant, j’ai beau parfaitement comprendre l’impératif du sommeil, je répugne à jurer allégeance aveugle à ce roi tout puissant. Je dors en quelque sorte malgré moi.

Mais laube pointe et comme d’habitude, en dépit de mon acharnement, le sommeil est vainqueur. Et je dois m’incliner

2013-09-07

"L’enfin du monde…"


Languit l’imago à l’étroit !
Comme un vêtement rétréci
l’engonce son harnois, le scie,
le creuse, aux entournures broie.

Partout craquent les commissures,
s’écroule la chrysalide
en langues de pierre, d’algides
éruptions gercent aux froissures.

Plaies après plaies inguérissables
meurtrissent le cocon têtu,
qui tient bon, coriace, incurable.

Voué à sa cotte d’enfant, 
nulle délivrance en la mue 
du nouveau monde, s’étouffant !

2013-09-01

"Ainsi de fuite…"

L’heure du sommeil. Allongé dans le lit. Mes paupières sont si lourdes que je peine à les tenir ouvertes. J’éteins la lumière. Je crois naïvement que mes bâillements irrépressibles ouvrent un passage direct vers l’anéantissement du repos. Mais à peine suis-je dans le noir, à peine ai-je fermé les yeux que mon esprit, encore profondément engourdi il y a tout juste une seconde, s’éveille ! Comme s’il avait patiemment attendu ce déclic toute la journée. Comme s’il savait que le crépuscule de la lampe de chevet annonce l’heure imminente et libératrice qui ouvrira enfin pour une durée incertaine l’huis qui sépare le moi primitif de la conscience.

Des pensées informes se rassemblent. S’ameutent en un troupeau sauvage et trépidant qui fait trembler la paroi au fond de mes orbites. Tels les millions de litres d’eau d’une retenue poussant de tout son poids sur les contreforts d’un barrage. Mur opaque soudain muté en obstacle qui pourtant protégeait jusque-là de la violence du jour la pensée brute, fragile comme une espèce menacée que la fureur lumineuse aurait irrémédiablement décimée. Mur qui se lézarde et ne tarde pas à céder.

Dès lors mes pensées déferlent, montées des profondeurs où elles languissaient tandis que je veillais en surface. Elles se démènent, se bousculent, fusent de toutes part. Elles fourmillent le long de mes nerfs optiques qui en sont tout excités. Sur ma rétine irradient des trains d’ombre d’une noirceur plus dense et plus absolue que la plus épaisse nuit, sur laquelle, par extraordinaire, ils se détachent parfaitement. Étrange humeur obscure qui macule les ténèbres. Les taches d’encre entament une sarabande hypnotique. Elles ne cessent de s’élargir puis se contracter à tour de rôle, de disparaître pour réapparaître aussitôt, de battre sans fin un rythme immuable ; comme des vagues régulières léchant le tréfonds de mes yeux inutiles.

Peu à peu des mots se forment. Sans mots, la pensé ne peut s’incarner. D’abord un murmure inaudible, incompréhensible, mais qui enfle rapidement jusqu’à parvenir au tumulte tandis que les mots s’agglutinent en phrases. Des idées se structurent…

J’écoute ce débordement silencieux. Je m’écoute. Incapable d’échapper à l’emprise de mon propre délire, buvant chaque giclée de ce geyser au fur et à mesure qu’elle jaillit d’un trou béant dans ma tête. Rien ne semble pouvoir interrompre ce flot qui me submerge.

Je voudrais malgré tout m’endormir, mais je n’y parviens pas. Une angoisse s’ajoute au bouillonnement qui me tient éveillé : celle d’oublier, de ne pas retrouver à mon réveil la moindre trace d’humidité laissée par ce déluge flamboyant. Parce que ces sortes de pensées sont si fluides et débridées qu’elles filent comme l’eau vive d’un torrent. Bien trop rapides pour ma mémoire fatiguée, trop encombrée par les futilités quotidiennes. Le quotidien dégoulinant de travers gluants qui collent le cerveau à la voûte crânienne et l’immobilise, obturant toutes sources d’inspiration, étouffant toute créativité ! Et lorsque j’en ai désespérément besoin, jamais aucun récipient n’est à portée de main qui me permettrait de capter quelques gouttes au moins de ce précieux liquide ! Je pourrais éclairer et tenter d’épingler au bout de mon crayon quelques-unes de ces farouches illuminations, mais c’est peine perdue : elles se dilueront aussitôt dans la lumière crue. Reste l’alternative dérisoire de me tourner et me retourner encore au fond de mon lit, d’un mouvement suffisamment brusque qui chasserait loin de moi toutes cogitations par sa force centrifuge.

Une fois de plus, la nuit risque d’être blanche. Quant au matin, il sera frustrant !