Avez-vous déjà remarqué combien il est difficile de marcher sur un pont sans éprouver la curiosité d’aller observer ce qui se passe en dessous ? Est-ce dû à l’attraction du vide ? À la jouissance de voir les choses différemment, d’un point de vue surplombant qui pour une fois donne l’impression d’être le plus grand, de dominer l’environnement ? À l’exaltation de se sentir comme un oiseau qui tournoie juste au-dessus des éléments avant de fondre sur eux, s’immisçant avec une totale indiscrétion au sein de circonstances qui normalement demeurent hors de portée, cela en toute sécurité, en toute impunité, hors d’atteinte par la hauteur du pont qui protège et rend inaccessible, tel l’abri que procure le ciel ? Je dois bien avouer que les raisons de ce comportement m’échappent. Cependant, s’il existe une explication, je ne serais pas surpris qu’elle tienne dans une combinaison de ces différents facteurs, entre autres.
L’eau particulièrement est irrésistible sous un pont. Il y a certes le plaisir d’y voir circuler les bateaux, avec la sensation de se trouver à bord pendant le bref instant où ils passent juste à la verticale ; comme la jubilation de fixer avec une curiosité malicieuse, presque indécente, leurs passagers qui, heureusement, ne lèvent que rarement la tête ! Mais surtout, l’eau se transforme alors en un miroir horizontal peu ordinaire, dans lequel il est possible de se regarder d’une manière inédite, en adoptant en quelque sorte le point de vue de notre ombre qui nous observerait depuis le sol, la tête dans les nuages ! Le point de vue aussi d’une âme tourmentée, exilée du corps, privée de ses racines, qui au lieu de s’élever comme le ferait une âme en paix, glisse au contraire vers la terre, y cherchant dans l’ombre un refuge, avec peut-être l’espoir inavouable d’une communion possible avec les ténèbres !
Ainsi, ce jour-là, traversant le pont enjambant l’eau tranquille d’une rade (l’endroit importe peu), je ne pus évidemment résister à l’envie d’aller me pencher par-dessus la balustrade pour découvrir la perspective où mon reflet allait s’inscrire. J’ignore si c’est parce qu’il permet de s’envisager sous cet angle insolite d’où il est littéralement possible de « plonger » en soi-même, mais ce point de vue inhabituel m’invite fréquemment à l’introspection ; imaginant qu’il ne s’agit pas de moi dans le reflet, mais d’un inconnu, un anonyme qu’il me faut nommer à tout prix, une profondeur augurée sous mes pieds, que j’ai une irrépressible envie de sonder !
Je me penchais donc…
– Mais tout ce que je vis sous le pont fut l’eau sombre et troublée du port, charriant une grotesque flottille de détritus, dont les piètres gréements ballottaient de façon ridicule ! |